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Perfomance
Bordeaux
2014

Performance dans la plus grande rue commerçante d’Europe, la rue Sainte Catherine à Bordeaux, un peu avant Noël.
Vélo, remorque, 2 enceintes de 1850W, batterie, lecteur audio, Brame du cerf
Cerf : Laurent Darquey



Suite à cette intervention Matthieu Montalban a proposé cette publication :

Noël et consumérisme : le véritable opium du peuple ?

La crise qui s’est ouverte en 2007 dans les pays développés et qui s’est muée en récession ou de croissance quasi-nulle pour ces pays, a certes donné lieu à quelques résistances de la part des mouvements sociaux, mais certainement pas à la hauteur de ce que l’on aurait pu escompter compte tenu de la gravité de la crise et « l’évidence » d’injustices et de gaspillages qu’elle a engendré pour nombre de nos concitoyens (la vision d’une finance parasitaire est largement partagée aujourd’hui). Les réactions ouvertement scandalisées n’ont pas manqué, et pourtant, force est de constater que tout ceci a nourri plus l’extrême droite qu’une révolution socialiste. Les explications ne manquent pas, et toutes sont probablement vraies à un certain degré : déclin du syndicalisme, crainte de perdre plus en s’engageant, sentiment d’impuissance face à la globalisation etc… Mais voilà, au moment où j’écris, nous approchons de Noël, et à chaque fois, la même question me revient devant l’angoisse et le sentiment d’écœurement des magasins bourrés de monde, où les gens s’agglutinent à la recherche des marchandises qui dans leur esprit satisferont leurs amis ou leur famille : d’où vient cette frénésie et surtout, comment se fait-il que nos concitoyens se plaignent de ne pas avoir assez d’argent et pourtant engloutissent l’essentiel de leurs économies, voire s’endettent, pour acheter un amoncellement de marchandises à la fois clinquantes et frelatées, dont ils se lassent au fond assez vite ? Le gavage du Réveillon de Noël, qui succède au gavage du canard, et qui sera suivi par la frénésie des soldes, permet de vérifier combien la « richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une « immense accumulation de marchandises » (Marx, 1867). La même question me revient quand, après une manifestation où nous nous enorgueillissons d’avoir mobilisé tant de monde, je constate avec effarement en passant par la rue Sainte Catherine qu’il y a deux fois plus de monde dans les boutiques. La principale victoire du capitalisme est celle-ci : d’avoir produit un mode de vie, une culture où la consommation est vue comme le moyen de réalisation de nos désirs infinis, sur le mode de la jouissance. Car ce que certains ont appelé la société du spectacle (Debord, 1967), la société de consommation (Baudrillard, 1970) ou encore le capitalisme postmoderne (Jameson, 1984 ; Vakaloulis, 2001) ou de la séduction (Clouscard, 1981) est le moment où le capital a choisi de façonner la culture et nos désirs pour permettre d’étendre le champ de la marchandise, la culture devenant marchandise au service de l’extension de la marchandise (cf. les émissions de TV qui font la promotion de tels films ou acteurs, en se finançant par la pub). Ainsi, des jeunes geeks obsédés par le fait d’avoir le dernier smartphone ou la dernière tablette numérique, jusqu’à ceux qui comme Jacques Ségala considèrent qu’avoir une Rolex, c’est réussir sa vie, en passant par les jeunes des quartiers populaires fascinés par l’achat de leur automobile à grosse cylindrée ou les classes moyenne et bourgeoise dans les pays émergents qui rattrapent leur « retard » à vitesse astronomique et délectation, l’empire du fétichisme de la marchandise n’aura jamais été aussi grand, car il a entièrement colonisé nos esprits. Les objets que nous possédons ont fini par nous posséder, parce que la production capitaliste produit en même temps nos désirs par la publicité, le marketing (désormais on fait du « neuromarketing »…), par la mode et l’innovation. La sortie du week-end ? Aller faire les magasins, acheter une place de cinéma pour voir un blockbuster. Les vacances ? Un billet d’avion et un séjour organisé par une agence de voyages, où l’on va voir la même chose que l’on a chez soi avec en plus le soleil et la plage. Que dire de certains de nos contemporains, qui se privent sur l’essentiel du fait de leur niveau de vie, pour pouvoir s’acheter télévision et autres gadgets à la mode ? Quand on se représente que de nombreux geeks sont allés déposer une gerbe sur la tombe d’un capitaliste comme Steve Jobs, « parce que c’était un révolutionnaire qui a changé nos vies », on se dit que l’affaire est loin d’être gagnée pour ceux qui souhaitent réellement changer les rapports sociaux capitalistes.
Si nos contemporains ne se révoltent pas, c’est peut-être qu’ils sont prêts à défendre bec et ongle un mode de vie, voire qu’ils ont peur de plus y perdre à se battre qu’à continuer de consommer sagement, en jouissant des plaisirs éphémères et toujours renouvelés de la production de masse « individualisée » (la pub’ cherchant toujours à montrer en quoi en consommant tel bien, nous nous réalisons et nous nous différencions…). Il n’est guère facile de mobiliser pour changer des modes de vie qui au fond nous donnent une certaine jouissance. La critique de la consommation à outrance peut être considérée, non sans raison, comme une attitude d’enfants gâtés, et ce type de reproches est souvent adressé aux partisans de la décroissance, qui est une critique du consumérisme. En effet, il est évident que nos grands-parents qui se sont battus pour voir une augmentation du niveau de vie et de consommation peuvent nous rappeler combien les privations liées à la pauvreté sont difficiles. Quand nous luttons pour des hausses de pouvoir d’achat, nous luttons pour la hausse du niveau de consommation… Et dans une vision strictement matérialiste, l’atteinte d’un certain niveau de consommation par habitant devrait être un objectif. Cependant, il faut comprendre que nos conditions de travail et notre environnement dégradés ont partie liée avec ce mode de vie. Etant donnés les gains de productivité accumulés ces 100 dernières années, nous pourrions travailler beaucoup moins longtemps si nous acceptions de consommer moins. L’innovation produit, comme moyen d’étendre les désirs et la taille du marché, nous maintient au travail tandis que l’innovation de procédés a le potentiel de réduire le temps de travail. Au lieu de cela, chômage, surconsommation, dégradation de l’environnement sont notre quotidien, dans une fuite en avant de l’accumulation du capital et du futile. On doit à la critique écologiste, notamment la décroissance, d’avoir pris conscience de cela. L’aspiration à la simplicité volontaire a ceci de précieux qu’elle nous fait apercevoir que nous nous consumons à trop consommer. Mais prendre conscience que nos désirs sont modelés artificiellement par le Capital ne doit pas nous faire croire qu’il y aurait des désirs naturels, ils seront toujours socialement façonnés. Mais nous interroger sur la société que nous désirons, n’est-ce pas cela qu’être citoyen et non consommateur ?

Matthieu Montalban
Maître de Conférences en sciences économiques
GREThA UMR – CNRS 5113
Université de Bordeaux

Baudrillard J. (1970), La société de consommation, Gallimard, Paris.
Clouscard M. (1981), Le capitalisme de la séduction, éditions sociales, Paris.
Debord G. (1967), La société du Spectacle, Buchet/Chastel, Paris.
Jameson F. (2011), Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Broché, Paris, 1ère parution 1984.
Marx K. (2009), Le capital. Livre I, Broché, Paris, 1ère parution 1867.
Vakaloulis M. (2001), Le capitalisme postmoderne, Actuel Marx, Paris.


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Avec des cadeaux à l’intérieur / Photographie d’archive – Tirage argentique 20×30 – Olivier Crouzel – Paris – 2000